Originaire de Locmiquélic, cité des "Minahouets", du nom de cet outil dont les habitants du lieu se servaient, jadis, pour travailler à l'Arsenal tout proche, Joël Allain, aujourd'hui retraité, n'a pâs fait comme les autres. Au lieu d"'aller à l'Arsenal", il a préféré, dans les années 60, "partir à la Marchande". D'où son embarquement (épisode précédent) à bord du pétrolier "Vendémiaire" pour un premier voyage entre Dunkerque et Odessa. Moments drôles, moments tristes. Souvenirs qui se suivent.
Le large, enfin ! La porte de l'écluse "Wattier" s'est refermée derrière nous. Il est 23 heures. Nuit noire. Les lumières de Dunkerque disparaissent une par une. Dans la rade de Calais, nous débarquons le pilote.
Cap au large. Il parait que la météo est bonne pour les jours à venir. La bateau trouve sa vitesse de croisière, 14 noeurds : les vibrations et le bruit du moteur se sont stabilisés. Au dodo !
Vers 6h45, le graisseur de quart vient me réveiller. J'enfile pour la première fois ma combinaison de mécanicien. Elle est bleue, comme pour tout l'équipage. Celles des officiers sont marrons. La mienne est trop large. J'enroule les manches et les jambes. Une ceinture pour serrer la taille : Je suis au Top ! J'ai déniché des chaussures dans une caisse de la coursive. Toutes pareilles, sauf la taille. Avec des picots noirs dessous. Fabriquées en Chine. Nous ne sommes qu'en 1965 !
Direction les moteurs. J'emboîte le pas du maître-machine. Il s'appelle Guy. Première porte. Enorme, épaisse, avec des gongs impressionnants qui suintent de graisse. Derrière, aussitôt, le bruit, la chaleur. Nous marchons sur un balcon en fer ajouré, deux étages au dessus du moteur. Les escaliers maintenant. Assez larges pour le passage d'une seule personne. J'apprends vite la technique de descente: Regard vers l'avant, mains serrées sur les rambardes en guise de freins, avant-bras bien tendus. On se laisse glisser en levant les pieds jusqu'au parquet des culasses.
Surprise ! Encore deux étages à descendre pour rejoindre l'officier mécanicien et son graisseur. Il est de grande taille, il m'impressionne. Il y a même un petit ascenceur pour aller à la passerelle. Juste à côté, le fameux "Chatburn" , calé sur "Avant toute". Le moteur est à 108 tours/minutes. 30 fois moins vite qu'un moteur de voiture en régime de croisière ! Il mesure plus de 15 mètres de long ! 8 cylindres géants bardés de pompes, de tuyaux, de durites, de sondes, de cables et de manivelles de toutes les couleurs. Il y a un code : Vert pour l'air, noir pour l'eau de mer, bleu pour l'eau douce, jaune pour l'huile, violet pour le fuel, rouge pour l'incendie et la vapeur, marron pour les eaux résiduelles. Les cloisons sont blanches et les sols gris. Le moteur est bleu. Cest presque joli, tout ça !
Plus loin, c'est le "tunnel" de passage de l'arbre porte-hélice. "Tu verras, me dis le graisseur. Par mauvais temps, on y est très bien, juste sous les manches à air". On fait le tour des culasses, énormes, avec des dizaines de ressorts gros comme notre boudin breton !
"Attention aux tuyaux des d'échappements, me dit le graisseur en me poussant du coude. Dedans, les gaz sont à plus de 400 ° !". Méfiance, donc, même s'ils sont isolés avec de l'amiante et recouverts d'une toile cousue peinte en blanc. "Ca, c'est les deux groupes. Sans eux, pas de courant jusqu'à Odessa !". Je n'ose toujours pas demander dans quel pays c'est, Odessa.
Plus loin, le servo-moteur, avec ses gros vérins reliés au gouvernail. Les angles "Tribord" et "Babord" sont indiqués sur un secteur. "Ca, dit le graisseur, c'est le circuit de secours, pour prendre la barre directement. Ce téléphone est relié direct à la passerelle".
Onze heures. La relève. J'ai fait mon premier quart ! Dehors, il fait beau. On ne voit plus la terre. La prochaine, ce sera Odessa. Je suis pressé et pas pressé à la fois de la voir. En fait, je suis heureux, c'est tout ! C''est beaucoup. Ca donne envie de pleurer et de sourire en même temps. C'est plus fort que moi, comme si j'avais deux cerveaux pas d'accord. C'est surement beau, Odessa !