Les conclusions d’un récent colloque réunissant les plus grands paléontologues sont sans appel : ça s’est passé vraisemblablement sur un site proche de l’actuelle cité balnéaire de Larmor-plage, lorsque la flore, la faune et le climat de la Bretagne étaient très différents de ce que l’on connait actuellement.
Un de nos ancêtres primates qui, dans la nuit des temps, aux fins fonds des vases de Kernevel, a frappé pour la première fois un tronc creux avec un bâton, ses grands yeux bleus naïfs levés vers le ciel en chantant dans sa tête "pou-pou-pidou-yeah !", en agitant son popotin, réalisa la première tentative homologuée de ce que l'on appelle maintenant "faire de la musique".
On peine à imaginer aujourd’hui le retentissement qu'un tel évènement eut sur la vie des membres de son clan. Frappés de stupeur par cette formidable nouveauté, et ne disposant pas d’une mimique raisonnablement adaptée à la situation, ils affichèrent ce que l'on pourrait traduire de nos jours par un « air interrogateur », leur conférant une mine passablement ahurie : sourcil gauche relevé, mâchoire relâchée et yeux écarquillés. Ils cessèrent toute activité pour émettre la première pensée structurée de l'histoire de l'Humanité : "Wahou ! Trop génial !". Pour tout dire, ce fut là le prélude de la Civilisation. Alors, le silence régna sur les frondaisons pour la première fois depuis la naissance du monde.
Stoppés net dans leurs acrobaties, épouillements et autres accouplements frénétiques, les singes cessèrent leurs insupportables piaillements. Frappés de stupeur, les lions superbes et généreux, venus boire en voisins l'eau croupie des marigots de la Rade, laissèrent pendouiller leurs langues baveuses sur des dentitions de rêve. Les perroquets, d'habitude si diserts, se turent. Les mammouths, complètement interloqués, déployèrent leurs grandes oreilles. L’un d’entre eux continuait ce qu’il avait commencé la seconde d’avant : déféquer 75 kilos d’excréments herbeux, tandis qu’un autre, dans la même situation, relâchait 30 litres d’urine fumante. Les girafes arrêtèrent de ruminer les pourtant délicieux végétaux de la savane. Seules leurs queues nerveuses battaient l’air pour en chasser les mouches qui, programmées pour emmerder le monde, poursuivaient imperturbablement leur pénible mission. Jambes écartées, tête penchée de côté, air niais : les lois de l’évolution, si bien décrites par Charles Darwin, ont depuis, perpétuée cette allure générale de braves bêtes inoffensives.
Des volatiles, surpris en plein vol, détournant la tête pour voir d’où venait ce bruit, eurent le malheur de percuter des branches. Tués sur le coup ! La musique, ce jour là seulement, n’a pas adouci les heurts. Les serpents en reptation dans la région continuèrent de ramper à la recherche de leur repas, tranquilles et sans haine particulière. Il est vrai qu’ils étaient sourds : le Créateur, dans son infinie sagesse, ayant décrété qu’ils n’entendraient pas les cris d’agonie des mignons rongeurs dont ils faisaient leur ordinaire. Un crocodile, flottant entre deux eaux à l’extrémité du marigot pour éviter toute embrouille avec les lions, ne laissant émerger que le bout de son museau et ses yeux globuleux, déglutit de surprise et avala du coup, sans le vouloir, deux pauvres grenouilles qui nageaient par là, repas qu’habituellement il n’appréciait guère. L’étonnement fit péter l’hippopotame planté dans un autre coin. Comme tous les mammifères, il adorait lâcher des vents dans son bain aux instants de grande béatitude, lorsque le soleil tape dur et qu’on est au frais. Mais là, ça lui avait échappé, en même temps que deux petites crottes bien rondes..
Encouragé par ce premier succès, notre ancêtre réitéra, avec une plus grande sûreté d’exécution, ce geste qui venait d’entrer dans l’Histoire. Les chroniques de l'époque, partiellement détruites lors de l'incendie scandaleux de la bibliothèque d'Alexandrie, ne nous renseignent guère sur les caractéristiques techniques de ces premiers essais. Une tradition orale, très controversée il est vrai, relate que "ça faisait boum-boum-boum-boum", et que l'idée a été pompée ensuite par un Allemand sourd qui en aurait tiré "pom-pom-pom-pooooom". Ce n’est pas pour cafter, mais cet immonde ragot relève plus de la légende urbaine que de la page d'histoire.
Du bâton aux synthétiseurs, que de chemin parcouru ! Presque autant que de la massue à la bombe atomique. N'empêche que, si l’on sait maintenant se servir à peu près correctement d'une bombe atomique, côté synthétiseur ça craint encore un peu. Cette situation navrante tiendrait, pour certains grands pontes de la Pensée Universelle, au nombre de boutons à presser : un dans le premier cas, plusieurs dans le second. En somme l’étude reste à faire.
Gérard CAMPAN