Dans la famille Gourong, tout le monde ou presque, sur la Rade, connait Lucien. Lucien le conteur, le fabulateur, le chanteur, le passeur. Mémoire vivante du Pays de Lorient. Peu de gens de la Rade, en revanche, savent que sans Charlotte Gourong, sa femme, Lucien ne serait sans doute pas Lucien Gourong. Discrète, modeste, attentionnée, Madame Gourong est une vraie "femme de ministre" : sans elle, pas d'ambitions possibles.
S'il fallait trouver un ciment à ce couple, il y aurait, en autre, cet amour pour ce coin de Bretagne, cette Rade qu'ils n'ont jamais voulu quitter.
Mais aussi ces nuits blanches à animer des lieux de fêtes, ces galas en des places improbables. Surtout, surtout, ces heures et ces heures à écouter, patients, ceux qui se souviennent encore.
Il y eut aussi ces moments durs, indécis, de solitude à deux ou presque que Charlotte et Lucien voudraient bien oublier pour ne pas s'abîmer le passé, pour sourire aux autres et rire encore à deux. Mais si l'un d'entre eux deux évoque seulement un souvenir gourmand, un moment de bouche, alors, de conserve, ils ne font plus qu'un et s'allume aussitôt dans leurs quatre yeux une brillance remerciante, donneuse et contagieuse.
Louanges exagérées ? Pas vraiment. Lisez "Les confidences d'un homard" (Editions Mangeclous). Lucien en est l'auteur mais Charlotte, à coup sûr, rode dans les pa(ra)ges. Un régal de mots où le crustacé prend toute son intelligence avant d'être cuisiné. Notre regretté Curnonsky, Prince des Gastronomes, aurait surement fait de ce livre un éloge mieux appuyé. Et n'aurait-il conclu qu'avec de telles confidences, "enfin, les choses ont le goût des choses".
Tant qu'à faire parler les morts, il y a fort à parier aussi qu'à la lecture de cet ode au crustacé bleu, Ali Bab, notre ambassadeur du goût, serait aussitôt allé fureter dans les cuisines du Sieur Gourong à la recherche de la femme, persuadé qu'il fut toujours que le pur génie culinaire, fait d'épure et d'envie de donner, n'est qu'affaires de femmes, si possible de l'ombre.
Justement ! Regardez bien Charlotte en train de préparer une soupe d'anguilles. Juste fumées, celles-ci sont mises à "travailler" en tronçons dans un bouillon qui semble simple. Longuement, doucement. Deux ou trois petites choses traînent aussi dans le bouillon. Mais pas trop. "Juste ce qu'il faut". Vient le coup de feu du service. Une assiette creuse, une ou deux louches de soupe grosièrement filtrée. Par dessus, une cuillèrée fumante de beurre fondu avec des échalotes. C'est tout !" C'est bon comme ça, avec ou sans croûtons".
Mieux ! Quand Charlotte arriive à table, sa mine est reposée, calme, aimable. Comme étrangère au travail fait, elle écoute, converse, distribue ses sourires. Lui, alors, son mari, redouble de sagacité. Du grand art en stéréo. On ne soupait pas mieux à la table des Talleyrand !
(Nota Bene: Bonne nouvelle ! Lucien, escorté de Charlotte, vient de consacrer son été à l'écriture d'un grand livre sur la cuisine bretonne. Cerise sur le gâteau : l'éditeur (breton) est aussi compétent que sérieux !)
*Photo Alain JULLIEN